"Une fois le tapis dessiné, ça allait vite. Il maniait son outil avec une dextérité peu commune. C’était des mouvements qui venaient naturellement, ceux du passé, ceux de l’enfance, une sorte de langue maternelle du geste. Il se laissait emprunter par les fils comme s’il avait été un chemin; ceux-ci le déroulaient, lui, sa rêverie et sa danse intérieure. C’était presque une transe de la mémoire. Il tissait avec une régularité obsédante comme un derviche accomplit en moulinant sa médiation. Autant le soir, crayon en mains, il se sentait interpellé, instable et empli de doute, autant il ne se posait plus aucune question quand venait le moment d’actionner son métier.
Arrêter le temps, retenir le souffle de sa mère.
Il l’avait donc tissé avec cette habileté qui était la sienne, scrupuleux, méthodique, agile. Eren faisait ça le jour, dans cet atelier où d’autres artistes aussi travaillaient. Un grand espace communautaire dans lequel il avait monté son métier, un impressionnant outil ancien venu de son pays en vrac, le dernier vestige de l’enfance. Il se tenait dans une pièce calme, hors de portée du brouhaha des jeunes peintres et sculpteurs, et faisait courir navettes et peignes dans l’amoncellement des pelotes multicolores. Le temps ne comptait pas. La fenêtre donnait sur des balcons fleuris. La ville se dissipait dans le silence des arrière-cours."
Olivia Lesellier, " Rien, te dis-je...", Qazaq, 2016, p.21
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