Proposition 9
Maisons inconnues
Elle est à
une intersection de rue, au milieu d'immeubles construits dans les années
soixante. La maison a brûlé. Des bouts de charpente se dressent au sommet des
murs. Le soir, en rentrant, il passe par le vieux quartier. Il a son podomètre.
Il aime la mesure. Il aime la précision. C'est un raccourci qui lui économise tous
les soirs, cinq cents mètres de marche. Parfois, il lève la tête. Tout en
marchant. Il voit une lumière, ce soir là, au premier étage. Dans une chambre
peut-être. Qui est-ce donc à cette heure tardive ? Sans doute s'est-il dit, n'est-ce
que le reflet du lampadaire de la rue. Les ronces ont envahi le jardin.
Certaines sont parties à l'assaut des étages. Elles font danser les ombres le
long des murs. Il écoute. On dirait des bruits. Les échos de la ville sans
doute. Voix d'un soir qui s'affaire après le travail. Il ne les comprend pas.
On dirait un bain de langues pourtant familières. Il revient sur ses pas. Il a
fermé les yeux. Ouvert les oreilles. Il ne sait. Le temps s'est arrêté. Il se
voit rentrer dans la maison. Monter à l'étage. L'escalier a brûlé. Il s'est appuyé
sur la rambarde. Certaines marches tiennent encore. Il s'est arrêté devant la
chambre. A poussé doucement la porte. La pièce est remplie d'une foule
bruissante. Tous discutent et paraissent heureux. Ils portent des habits sans
âge. Ils rient, ils échangent des cadeaux et nul ne le voit. Une lumière
illumine la pièce. Est-ce celle qu'il a vue du dehors ? Une voix surgit. Ton
père est là ! Ne le vois-tu pas ? Il sursaute et s'exclame. Mais père est
décédé il y a des années, ce n'est pas possible ! Il se frotte les yeux. La
silhouette parait lointaine. Est-ce bien lui ? Et voilà qu'il reconnait sa
tante et sa mère. Elles se parlent. Les voilà réunies. Elles lèvent les yeux. Elles
le scrutent. Il perçoit leur inquiétude. Vas-tu bien ? As-tu du travail ? Où
vis-tu maintenant ? Les mots envahissent la pièce. Rebondissent d'une ombre à
l'autre. Ricochets dialogues. Echos sonores. Mémoires des murs.
Soudain,
le feu est dans la maison. Projetant une lumière sans ombres. Ne crains pas le
manque ! A-t-il entendu. Mais qui donc a parlé ? Dans ce feu de flammes et de braises
qui engloutit tout ce qu'il rencontre. Une voix arrive. Que dit-elle ? La nuit
tombe. Ne crains pas d'être aveugle. Tu oublieras. Ces mille et une choses qui
font ton aujourd'hui. Et tout s'effacera. Tu verras. Ah tu verras... C'est une
ritournelle. Et elle monte et monte et monte vers le firmament. Il la suit et
renverse la tête. Son regard accompagne les lignes calcinées de la charpente. Elles
s'effacent doucement. Car le ciel s'est fait encre. Ce soir encore.
Il ouvre
les yeux. Les écarquille. Il fait si noir soudain. Voilà que la pièce bouge
comme un être vivant. Elle l'entoure. Elle le retient. Il ne trouve plus
l'escalier. Les murs se déforment. Et fuient sous ses mains. Une masse visqueuse
les recouvre. C'est un monde sous-marin. Qui déploie ses rocailles. Où se
balancent algues et anémones. Il y résonne des sons anciens. Etrangement tout rentre
dans l'ordre. Les êtres disparus, la distorsion des murs, les langues
familières. Rien ne lui est étranger. Il ne sait pourtant leur devenir. Il se
prête seulement à leur advenue. Et ne sait ce qui prend ainsi vie sous ses
yeux. Que vois-tu ? Souvenirs, devenirs, restes, fragments, fractales, potentiels
déploiements. Pans entiers d'un monde en marche. C'est un temps en son rouleau
compresseur.
Mais le
voilà dans la rue. Il jette un œil à son podomètre. Il n'a pas bougé du trottoir.
La maison le regarde. Une longue conversation a déjà commencé.
Proposition 7 et 8
la voix
C'était un nuage
floconneux. Dans un café à l'intérieur de l'hôpital. Il était assis. Avait
fermé les yeux. Des voix arrivèrent, tout autour de lui, résonnant au seuil de
la conscience. Il n'entendait que leurs intonations. Elles étaient joie,
tristesse, colère. Moments de vérité impossible à marchander. Il entendait leur
respiration, ténue comme un souffle. Imperceptibles voix. Elles s'écoulaient dans
leur corne de brume. Longs échos signalant le danger inattendu. C'était le
premier soir. Il était noir. Nuages dans le ciel. Encore.
Elle était
allongée sur son lit. C'était un pancréas pris précocement. Un ami lui avait
dit :
-Il est pris tôt,
découvert par hasard..
-...
-Ne t'en fais
pas, il est logé dans la queue et non dans la tête du pancréas
-...
-J'en ai vu
comme ça, tranquilles des années après...
-...
Elle n'avait rien dit. Elle ne l'écoutait
plus. Elle n'avait pas saisi la suite de la phrase. Avait-elle une fin ? Il y
avait-il même tôt dans la phrase? Il y avait-il tôt seulement ? Il ne lui restait
au creux de l'oreille qu'une nacre de tristesse. Retenue, tellement retenue,
comme la voix de son ami. Le ton, seul le ton s'était accroché à la conque de
son oreille. Attentif. Elle y avait amené la main. Le recueillant dans sa paume.
Elle ne voulait même plus le soupeser. Ce ton indescriptible. Elle leva alors
la main, écarta les doigts. Il s'effrita sous le soleil. S'envola. Léger. Comme
des éclats de lumière. Ténu. Dans les courbes de son pavillon. Eclaboussant à peine la surface du
tympan.
Mais tout cela
était tout simplement impossible. Elle était encore en salle de réveil. Deux
chirurgiens l'avaient opérée. Pendant trois heures. Deux fois trois, mis bout à
bout, cela faisait six heures. Mais est-ce vraiment comme cela que se compte le temps ? Il était assis en bas, à
l'ombre du parasol. " Cela pourrait être le café de la plage" lui
avait dit une autre voix, intérieure, souriante.
" Coucou
chéri". Impossible, elle était encore
en salle de réveil. Pas encore descendue dans le service. Il avait pourtant entendu
sa voix résonner à côté de lui. Il imagina le jour où elle sera absente. Avec
dans les doigts, son " coucou chéri" résonnant dans la coque rose
fluo de son portable. Le ton enjoué, où jamais n'hésitaient les mots. Absence, présence,
présence absence pulsations en lui. Si
souvent, il l'avait entendue tout près de lui, avec ses questions et puis ses
remarques et puis ses acrimonies.
-As-tu sorti les
poubelles ? Ah là là, c'est le jour demain ! il faut le faire le soir, tu sais
bien moi je ne peux pas quand même tout faire !
-...
-Oh t'as vu la
fin de Tristes Tropiques, il parle de son chat....
-...
C'était le quotidien.
Il savait tout ça par coeur. Il ne lui parlait pas beaucoup. l'écoutait plutôt.
C'était les rôles qu'ils s'étaient attribués. Puis tout s'embrouilla. Il y
avait un bruit confus. D'où venaient donc ces voix ? Elles étaient telles des vagues
qui arrivaient. Echos, bandes sonores qui venaient s'échouer sur le sable du
rivage. Elles déroulaient, chacune, leur courtoisie codifiée. Elles affirmaient
leur prêt-à-porter de la pensée. Discouraient sur leurs certitudes.
-Je suis au
deuxième étage et vous ? dit l'un avec sa potence et sa perfusion à bout de
bras.
- Moi aussi, je
ne vous avais pas encore croisé !
-Il n' y a pour
l'été que des chambres individuelles, je ne sais pas pourquoi..
-Mais comme il
n'y a que ça, on n'a pas à payer de supplément, ..
-Avec tout ce
qu'on paye déjà, hein ! Faut pas exagérer !
-Heureusement,
parce que je ne supporte pas qu'on ronfle à côté de moi !
- Si ce n'est
que ça ... Après l'intervention, moi, je suis complètement assommé...
- Vous avez de
la chance, moi c'est la douleur qui me réveille la nuit, impossible de savoir
si ce sont les cicatrices de laparotomie ou si ce sont les spasmes
intérieurs...
- Faut appeler
les infirmiers...
- Il n'y a
personne...
- Il n'y a pas
assez de monde, hein, c'est sûr...
-Avec tous les
impôts qu'on paye !
Il était assis
là, les yeux fermés. Il entendait toutes ces banalités qui faisaient écran à ce
qu'ils redoutaient tous si fort, ce monde en eux, au destin immaitrisable. Il
était ce territoire enfoui qu'ils ne pouvaient atteindre. Les phrases s'étaient
perdues en route. Et ne savaient plus ce qu'elles disaient. Ne restaient que
des tons avec des questions en suspens. Des voix parfois à bout de souffle qui
vinrent résonner de cet exil intérieur, ressac redondant à l'oreille, eaux
lourdes, souvenirs, restes diurnes, tous bouillonnant dans les canaux encombrés
de la mémoire. Il faudra nettoyer toute cette tuyauterie à la cigüe, s'était-il
dit. Pourquoi cigüe ? Et soudain comme dans un déraillement progressif, des voix
se sont levées. Il crut entendre chuchoter, ce mot lourd, indescriptible :
peine. Et puis comme un souffle, arriva un second : mort. Fallait-il accorder
les deux, et entendre : peine de mort ? Comme un brouhaha, des voix d'hommes et
de femmes ont retenti. Elles venaient d'un passé de l'oubli, d'autres d'un
futur antérieur pas encore advenu. Des proches, des amis, des connaissances
même, tous venus là devant lui, devisaient assis sur les pierres le long du
chemin. Ils palabraient, ils racontaient, certains devisaient, disputaient ou
dialectisaient. C'était une immense cours de récréation. Les conversations
étaient sérieuses. Mais elles avaient le ton de l'enfance. Avec la fraîcheur de
la pensée en son essor du matin. Naissances sans fin de la vie. Cycles des mots
du langage. Malléable matière. Le temps entrait en son éternité. C'était dans
l'Hadès ou quelque part ailleurs, peu importe. C'était en ce lieu aux noms
multiples, si vaste qu'il accueillait tous les gens qui avaient existé et qui existeront
encore... Ils parlaient. De choses inconnues mais évidentes. Babils compréhensibles
de tous. Ne résonnaient que leurs voix, graves, aigues, sombres, lumineuses,
mais toutes si bien différenciées. Ils étaient voix d'abord. Singulières présences
bien palpables. Ils disaient le vrai et le faux, le sonore et le silencieux, le
semblant et le dissemblant, comme le dissonant et le concordant. Que disaient
donc ces voix ? Alors qu'il se posait la question, une voix de femme résonna
dans son portable coque rose fluo :
-Coucou chéri, c'est
quoi colorature quand on parle de soprano ?
Il s'est revu si
bête, en train de pontifier. Expliquant le code et l'au-delà du code.
-Eh bien,
reprenons par le début, la tessiture c'est l'ensemble de notes, graves ou aigues
qu'une voix peut émettre... soprano, supra c'est au dessus, une soprano
colorature est capable de ces morceaux de bravoure...
-Bon, bon...
Et elle de rire,
de ce rire clair et coloré. Ne retenant de colorature que son rouge chaleur,
ample et fluctuant comme une soie de Venise. Cela lui entourait le cou et elle
en extirpait cette jouissance inextinguible, en une voix aux cimes jamais atteintes,
résonnant de ses harmoniques graves, contrastées qui en faisait oublier la
hauteur brillante. Virtuose.
Il pensa soudain
qu'il était bien déplacé, de penser à cela, assis à attendre, tout en bas, dans
un café de la plage qui n'existe pas, le réveil d'un " coucou chéri"
qui n'arrive toujours pas. C'était un nuage floconneux, flottant, blanc,
brillant. C'était la sonnerie d'un téléphone.
Il vit un couple au loin. Ils se parlaient. Il y a peut-être longtemps
déjà. Ils étaient lui, elle, eux. Il s'était toujours demandé à quel niveau,
elle lui répondait. Ses phrases se superposaient. Ses voix multiples étaient strates.
Dépliant un éventail de coques enchevêtrées. Elles étaient papiers cadeaux,
phosphorescents, brillants, noëls décalés. Elles semblaient empaqueter une
vérité qui les dépassait. Il suffisait qu'un de ces papiers se déchire pour que
sa voix si étrange à ce moment-là, ne lui fasse découvrir cette volonté sourde,
ignorée d'elle-même mais pourtant si déterminée. Qui venait déchirer le visage
de ce qu'ils croyaient être désir.
La radio au fond
de la pièce, résonna d'airs de soprano colorature. Etait-ce Mozart, était-ce
Verdi... Peu importe, il aurait voulu Venise seulement et ses théâtres et ses
canaux. Il se laissa emporter. Une autre voix monta de l'eau. Dans les reflets
soudain, il vit la main crispée d'une morte en surgir. C'était la main de sa
mère tenant une partition. Tendue dans l'effort. C'était lors de l'un de ses cours
de chant. Dans un moulin qui enjambait la rivière. Allongée sur l'estrade, elle montrait les exercices de
respiration. Elles les exagérait afin qu'ils soient vus de loin par tous ses
élèves. Son diaphragme se distendait. Son corps enflait, comme une immense
caisse de résonnance. Puis elle se mit à chanter, chanter sans fin, avec une
force qu'il ne lui connaissait pas, elle pourtant disparue depuis si longtemps.
La voix était mélancolique. De cette attente inassouvie de la vie. Son timbre
familier le berçait, enfant. Il n'aurait su en décomposer la perception quasi
physique qu'il en avait. Elle avait ce grain particulier. Il le saisissait à certains
moments. Car elle avait ce pouvoir pour en accentuer la douceur, lorsqu'il se
couchait le soir et qu'il réclamait sa berceuse, elle laissait apparaître alors
ce qu'elle ne laissait nulle part apparaitre. Sa voix laissait passer un léger
souffle d'air, comme si les cordes vocales ne s'étaient pas totalement
rejointes. Et dans cette distension discrète, de celle qui s'entend dans
certaines langues dans leurs h aspirés, il entendait le battement du coeur de
sa mère, la striction de son souffle, au plus près, appuyé contre sa poitrine,
au creux de ses bras. Elle se détendait et il entendait les moindres
tressaillements de ses muscles. Ils devenaient chacun vibrato. Elle chantait
encore et encore. Il entendait les fluctuations de ses vocalises et puis enfin cet
air qu'elle aimait tant, son nouvel an à elle, chaque fois, renouvelé lorsqu'il
arrivait fluide comme jamais, glissant hors de sa gorge comme un torrent
colorature. Et dans la pénombre du soir, il vit le visage de sa mère se
superposer à celui de sa femme. Mais qui sont-elles, et surtout qui est-elle
donc, celle qui arriva ainsi à son oreille et qui réunissait les voix de sa
mère et de sa femme à la fois ?... Et dans cette douceur chatoyante, il
entendit soudain sa fin de monde. Car avait surgi cette autre voix suraigüe,
hallucinée. Elle mimait les voix intérieures qui la tenaillaient au soir de sa
vie quand les morphiniques ne faisaient plus d'effets. Il ouvrit alors les yeux
comme pour secouer les souvenirs déposés en lui. Ecailles dures, couvercles de
pierre posés sur ses paupières.
-Coucou chérie.
C'est ce qu'il
aurait aimé lui dire. De cette voix grave qu'attend une femme quand elle
cherche épaule pour s'appuyer.
-Coucou chérie,
comment vas-tu ? Tu n'as pas trop mal ? Es-tu bien réveillée ?
Il lui aurait
pris la main. Il l'aurait caressée. Il est retenu. Même après toutes ces
années. Il aurait voulu prendre cette voix impossible qu'il pensait qu'elle lui
aurait demandé car sa voix grave s'était altérée. Etait-ce l'émotion, était-ce
l'âge ou encore l'incertitude du temps qui imprégnait ainsi ses cordes vocales ?
Car sa voix se faisait parfois enfant. Soutenant
une demande inattendue qu'il n'arrivait pas à voiler. Il a essayé alors de
retenir les bulles sonores qui l'entouraient. Une à une. Comme dans un filet à
papillons. Et son oreille serait devenue cette immense nasse où se serait pris
le tourbillon du monde. Il aurait parlé la voix du monde. Il l'aurait écoutée.
Il aurait pris le temps. Il aurait fait attention à toutes ces sphères sonores.
Elles étaient frissons d'eau claire. Ronronnements sombres. Et comme dans un
cristal, elles auraient délivré chacune, note par note, une gamme qu'il faisait
résonner en lui. Tessitures si humaines. Elles étaient flocons, bulles, savons
de l'enfance, multicolores, soyeuses comme une nuit d'été déployant ses ourses
célestes.
Il aurait pris alors
cette voix grave, même pas peur ni pleurs. Et dans son jardin terreau, aux nénuphars
ornementaux, il savait avoir rencontré en son sable de la vie, cette autre voix.
Si forte, si colorature, si troublante. A en fissurer les barricades. Il était pourtant
encore dans ce café de la plage qui n'existe nulle part. Attente. Salle de
réveil. On était à J zéro. Quelques heures après l'intervention.
Proposition
8 sur dialogues
Elle
est branchée de partout. On lui a posé un site. C'est plus facile. Il faut
préserver la voie d'abord. Il écoute. Il observe. Ce site, au nom décalé. Il
cherche à l'intégrer mot après mot. Et voilà que les mots se déforment, en allant
vers lui. Ils transforment le destin de ce qu'ils désignent. Il les voit
s'allonger, se multiplier tels des insectes autour d'une chair béante.
Peut-être même des fleurs s'y sont épanouies. Ah tu aurais préféré ? Il a ri.
Elle
est calme. Elle dort. Il n'ose parler trop fort. Il n'y a personne d'autre dans
la chambre. A qui donc parler si ce n'est aux ombres qu'ils ont été durant leur
vie. Ah, je ne te connaissais pas en cette robe. Pourquoi donc cette moue ? Des
pans entiers de leur histoire arrivent. Presque inconnus. Sursauts. Souvenirs.
Un livre s'ouvre. C'est Ulysse revenant à Ithaque. Trouvant Pénélope vieillie.
Il pense à la jeune femme qu'elle a été. Il n'a pas vu passer le temps. Que fais-tu là ? Je brode. Et toi ? Je
marche. Il ne s'est pas vu vieillir non plus. Je voulais écrire. Mais les mots
sont arrivés, étranges, dans leurs vêtements d'un autre temps. Je les ai vus
tellement surannés... Lesquels ? Oh, tromperie, jalousie, déception, illusion,
destin, travail, carrière, espérance, besoin, argent. Et tant d'autres encore.
Ils m'ont fait rire. Et puis bêtise est venue. Et aussi chemin. Ce chemin au
bout duquel tous les mots deviennent sépia. Lesquels ? Ces mots auxquels nous
croyions tous de si bon coeur...
Ses
yeux bougent sous ses paupières. Globes ronds, météores en partance. Et voilà
qu'ils dansent comme les chats qui courent dans leurs songes. Joues-tu ?
Rêves-tu ? Tu danses sûrement, tu chantes déjà. Ses yeux bougent et semblent
répondre à ses pressions de la main. Il aurait tant aimé qu'elle dise. Dire.
Seulement dire. N'importe quoi. Dans cette respiration simple sans ce masque
qui encombre le visage. Ils seraient au café de la plage. Elle serait assise
devant lui. Ils auraient parlé. Avec des mots de tous les jours. Venus de cet
été éternel. Où ils regarderaient la mer, ils s'ennuieraient et respireraient
l'air du grand large. Et il y avait toutes ces voix autour de lui. Avec ces
phrases bêtises, ces phrases broutilles, ces phrases naïves. Se noyant dans
l'air du temps. C'était hier au café de la plage. Personne n'avait de masques.
Ils parlaient seulement. Récriminations sans fin, antepiluletièmes. Venues de
bouches sombres, anonymes, aux visages effacés. Il avait peut-être tout inventé.
Ces phrases sans sons qui s'étiraient seulement dans sa tête. Inaudibles.
Dialogues de sourds. Ils respiraient tous sans artifices, avec leurs potences à
bout de bras. Il les envie. Avec rage, colère, application. Réclamant une
justice qui n'existe pas. Pour ceux qui méritent de respirer et ceux qui
n'auraient même pas le droit de vivre. Elle a ouvert la bouche pour attraper
l'air ambiant. Comme une carpe gobant sa mouche. Crois-tu qu'il y a des paroles
qui engagent un dire ? Penses-tu que des paroles peuvent engager un dialogue ?
Un quoi ? Un vrai...dialogue.
Peut-
être que tous ces mots ne font partie que de ces mots bizarres, croyances jeunesse.
Mais au soir de la vie. Est arrivée une autre résonnance. Dans ces mots polis
par le temps. Erodés par l'usure. Evidés.
Parle
donc... Ecoute...
Elle
aurait chuchoté. Elle aurait articulé des mots minuscules. Pianissimo. Dans un
souffle ténu, mais tellement tenu comme elle sait si bien le faire. Et puis
elle a envoyé son masque au loin. Et elle s'est exclamée. Pas besoin ! Il a
acquiescé. L'infirmier est rentré. Il a vérifié la perfusion. Il a tourné comme
un poisson rouge dans son bocal. Puis est ressorti sans un mot, respirant le
plus normalement du monde. Il ne s'est pas excusé. Il est rentré. Mais avez-vous
frappé ? Pour elle qui était inconsciente, il a sans doute jugé que ce n'était
pas utile. N'auriez-vous pu tout de même ? Je suis là, assis au bord du lit,
depuis si longtemps. J'aurais pu me gratter une partie indiscrète du corps.
Rester là des heures durant, c'est quand même long de solitude. Frapper à la
porte aurait été un minimum. On devrait vous apprendre ça dès les premiers
stages. Les globes de ses yeux n'ont pas bronché. Elle aurait acquiescé.
Dors-tu ?
Chantes-tu dans ton sommeil ? Il est de fausses hypnoses qui effacent les
heures du jour et de la nuit. Tu aimes tant ces lallations velours. Voix de
foules au loin. Imprégnées des énigmes de la vie. Etait-ce à lui que chantait
la mère ? Ou était-ce à elle-même qu'elle racontait une fois encore son aube
inquiète ? Incertitude de la fin. Angoisse de la nuit qui s'annonce.
Confirmation. L'on dit que les mères du monde articulent toujours les mêmes
phonèmes. Ce sont des berceuses qui sommeillent au fond de l'âme. En même temps
que les enfants qu'elles endorment. Elles préparent le passage. Tout en inspirant
la vie. Tension et douceur à la fois. Et au bord de l'abîme, à la pointe de
l'expire, se sont levées des octaves inconnues. Il a palpé le rubis de leurs
chairs. Soupesé la chaleur de leur timbre. Imaginé des gammes, aux rythmes
heurtés. C'est un coeur qui bat dans la brousse de la vie. Et devant ses
questions retenues, sont montées des réponses nocturnes. Evidences paisibles. Sans
mots dire. Berceuses de vie et de mort. Il n'a retenu que leur ronde. Voiles
rugueux. Sculptures drapées dures de sueur. Un râle est monté de sa gorge. Il a
observé le masque. Une buée a recouvert la paroi. Elle respire. Doucement. Tu
m'entends ? Peut-être est-il possible d'entendre les pensées.
Ecoute
moi. A dit sa main serrant la sienne.
On est à
J+1
Elle se
réveillera bientôt.
Proposition 6. Faux autoportrait, vraie fiction
Avec Edouard Levé
Elle lit le week-end. Elle cuisine aussi. Et
congèle le tout pour la semaine. Elle habite la pointe de l'île. Observe
les biches depuis la fenêtre. Les lapins sont plus fuyants. Ils la regardent, tête
de côté, toujours de loin. Elle est inscrite à des cours par correspondance.
C'est une formation pour quitter les lieux. Mais veut-elle vraiment
partir ? Elle n'aime plus les draides depuis longtemps. Elle évite les regards
dans les cafés. Le dimanche, elle ramasse des bois flottés. Elle les entasse
derrière la maison. Au cas où. Elle n'aime pas les gens qui portent des
chapeaux. Ils les oublient toujours quelque part. Ne les retrouvent pas. Et
deviennent soupçonneux. Son compagnon a deux chapeaux. Un d'hiver et un d'été.
L'ile a deux fermes, l'une au nord et l'autre au sud. Des choses inconnues du
village s'y passent. Clandestines, dans les herbes folles quand le fleuve est à
sec. Le smartphone ne capte pas. Son compagnon n'arrive pas à démarrer le canot
à moteur. Le démarreur est à réviser. Il ne cesse de remettre à plus tard. Elle
le lui dit. Le lui écrit même sur un post it sur le frigo. Pour qu'il puisse le
lire. Tous les matins. Encore. L'hiver va venir. L'eau va monter. Plus possible
de traverser à sec. Elle va à Paris, toutes les semaines. Elle n'aime pas le
métro. Surtout la nuit. Elle aime les objets. Elle veut créer sa ligne avec ses
prototypes. C'est un rêve caressé, le long du trottoir. Elle se cache et vit
pauvrement. Elle lit parfois entre deux objets, des bribes de phrases. Cela lui
reste dans la tête et mijote toute la journée. Elle a lu cette phrase, presque
un slogan : l'amour est plus fort que la mort. Elle le dit à son
compagnon tout en se demandant ce que peut être l'amour. Il n'écoute pas. Elle lui
lit aussi la phrase suivante : et pourtant la mort est plus forte que tout.
Il n'écoute toujours pas. Elle aime les paradoxes. La vérité sans mode
d'emploi. Elle voudrait être rigoureusement approximative. Pour dire au mieux
les choses de la vie. Attraper la carpe de la vérité avec l'appât du
mensonge. Elle avait lu aussi cela quelque part. Elle aime à le lui dire.
En faisant sonner les images, elle sent dans sa bouche l'amorce des mots. Elle
estropie la phrase. Il n'écoute toujours pas. Il connaît par coeur ses habitudes,
ses mots inintelligibles, bougonnés et mâchonnés. A quoi bon écouter ?
Elle aime les bois flottés. C'est la seule chose sûre et certaine. Pourquoi ?
lui demande-t-il. Elle ne sait pas. Ou elle ne sait pas répondre. Trop à dire,
rien à dire ou impossible à dire. Son coeur balance. Les bois ne sont jamais
tout à fait morts. Une matière sans âme n'est plus tout à fait matière. Elle le
lui dit. Il n'écoute toujours pas. Elle pense à cette autre phrase : Un bon
mariage serait celui d'une femme aveugle avec un homme sourd. Elle se dit
qu'elle a peut-être sa chance. Le soir, elle n'aime pas les conversations à
bâtons rompus. Elles sont funestes pour le quotidien. Elle aime causer aux
choses. Mais celles-ci ne causent pas. Elle a monté une expo "Choses
qui causent". Les affiches sont belles. Les couleurs éclatantes. Elles
attirent le public. Et voilà que les choses se sont retournées. Tout contre les
mots qui les exposent. Les choses ont produit des objets. Elles se sont faites
pommes d'amour, boules de cristal, avenirs de lettres jaunies, vieilles
dentelles et taxis anglais. Toutes échouées là, sur le sable du rivage. Sans
mémoire. Le fleuve est à sec. C'est l'été.
Elle habite l'île. Elle cultive des légumes. Elle
cuisine longtemps, surtout le week-end. Elle congèle le tout pour la semaine.
Elle observe les biches depuis les fenêtres. Les lapins sont plus lointains.
Elle est inscrite à des cours par correspondance. C'est une formation
pour partir des lieux. Mais veut-elle vraiment partir ? Elle n'aime plus les draides
depuis longtemps. Elle évite les regards dans les cafés. Le dimanche, elle
ramasse des bois flottés. Elle les entasse derrière la maison. Au cas où. Elle
n'aime pas les gens qui portent des chapeaux. Ils les oublient toujours quelque
part. Ne les retrouvent pas. Et deviennent soupçonneux. Son compagnon a deux
chapeaux. Un d'hiver et un d'été. L'ile a deux fermes, l'une au nord et l'autre
au sud. Des choses inconnues du village s'y passent. Clandestines, dans les
herbes folles quand le fleuve est à sec. Le smartphone ne capte pas. Son
compagnon n'arrive pas à démarrer le canot à moteur. Le démarreur est à
réviser. Il ne cesse de remettre à plus tard. Elle le lui dit. Encore. L'hiver
va venir. L'eau va monter. On ne pourra plus traverser à sec. Elle va à Paris,
toutes les semaines. Elle n'aime pas le métro. Surtout la nuit. Elle aime les
beaux objets. Elle veut créer une ligne nouvelle avec ses prototypes. C'est un
rêve caressé, le long du trottoir. Elle se cache et vit pauvrement. Elle lit
parfois entre deux objets. Elle a retenu un jour cette phrase anodine, presque
un slogan : l'amour est plus fort que la mort. Elle le dit à son
compagnon tout en se demandant ce que peut être l'amour. Il n'écoute même pas.
Elle lit aussi la phrase suivante : et pourtant la mort est plus forte que
tout. Elle le lui dit aussi. Il n'écoute toujours pas. Elle aime les
paradoxes. Et la vérité sans mode d'emploi. Elle voudrait être rigoureusement
approximative. Pour dire au mieux les choses de la vie. Elle aime à le lui dire.
Il n'écoute toujours pas. Il connaît par coeur ses habitudes. Ses bouts de mots
inintelligibles, bougonnés et mâchonnés. A quoi bon écouter ? Elle aime
les bois flottés. C'est la seule chose sûre et certaine. Pourquoi ? lui
demande-t-il. Elle ne sait pas. Ou elle ne sait pas répondre. Trop à dire, rien
à dire ou impossible à dire. Son coeur balance. Les bois ne sont jamais tout à
fait morts. Une matière sans âme n'est plus tout à fait matière. Elle le lui
dit. Il n'écoute toujours pas. Elle pense à cette autre phrase : Un bon
mariage serait celui d'une femme aveugle avec un homme sourd. Elle se dit
qu'elle a peut-être sa chance. Le soir, elle n'aime pas les conversations à
bâtons rompus. Elles sont funestes pour le quotidien. Elle aime causer aux
choses. Mais celles-ci ne causent pas. Elle a monté une expo "Choses
qui causent". Les affiches sont belles. Les couleurs éclatantes. Elles
attirent le public. Et voilà que les choses se sont retournées. Tout contre les
mots qui les exposent. Les choses ont produit des objets. Elles se sont faites
pommes d'amour, boules de cristal, avenirs de lettres jaunies, vieilles
dentelles et taxis anglais. Toutes échouées là, sur le sable du rivage. Sans
mémoire. Le fleuve est à sec. C'est encore l'été.
5. Proposition 5.
Avec Rimbaud, Enfance 2, 3 "la route rouge"
Brique rouge
1
Des silhouettes blanches derrière la porte.
Pantalons blancs, chemises amples. En deuil ou déjà âmes errantes ? La ruelle
est pleine d'odeurs. De cette eau croupie de mousson. De cette eau frelatée qui
ne connaît pas les égouts. Perpendiculaires à la ruelle, des passages
minuscules entre les maisons. Des enfants y ont les fesses lavées à l'eau
froide des bassines. C'est une épidémie au nom inconnu. Mais les rumeurs
circulent déjà. L'eau est montée jusqu'aux genoux. Des civières vertes, grises sortent
des maisons. On s'affaire dans la ruelle. Le temps n'est pas encore aux bonzes.
Les services sanitaires vérifient les filtres à eau, les savons et les
désinfectants. Les listes de consignes ont suivi. De main en main. Qui sait ce
qu'elles portent ? L'odeur est tenace. Tout semble s'être arrêté à ces
mouvements des corps, entrant et sortant des maisons. Peut-être auraient-ils
aimé l'encens ou cette fraîcheur lointaine du matin des rizières. Ou seulement
les flamboyants penchés à la fenêtre. Les carreaux de terre rouge résonnent du
pas de leurs habitants. Dans la rondeur des choses innommables. Pulsent l'heure
et l'ennui des déplacements des corps. Répétition insensée. Trois sons inconnus
ont alors résonné à la radio : cô-lê-ra. Leitmotiv du jour, ils ont décliné les
noms d'une réalité que le monde vomit. Et dans ces énigmes que les haut-parleurs
déversent dans la rue, ont fleuri d'autres phrases : Cô/mademoiselle- Lê/Lê-
ra/sort. Mais où donc est-elle partie ? s'est demandé l'enfant. Et dans le
bruit des mots, rugueux, lâche syllabes, poignantes, s'étirant de leurs bouches
tordues, des mélopées se sont levées de leur éternité mousson.
2
Dans la cuisine, il y a les briques rouges, terre
cuite fraîche. Il y a l'horloge qui sonne big ben, et qui a perdu ses aiguilles. Il
y a le lit en bois, très bas, où l'on repasse, où l'on découpe, où l'on bavarde.
Il s'y raconte l'essentiel de la vie. Il y a la fenêtre et les oiseaux qui
passent. Il y a le voisin. Et ses vocalises, opéras histoires de famille. Il y
a la radio qui égrène ses dernières émissions. Il y a les nouvelles d'un monde
qui parait si lointain. Il y a enfin, l'heure de la sieste et son bourdonnement
incessant, bataille de grillons. Impossible de fermer les yeux. C'est pourtant
l'heure de la sieste.
3
C'est un carreau comme il y en a dans le monde
depuis la nuit des temps. Carré rouge de terre cuite. Comme une page d'enfant.
Son domaine est celui où la craie blanche dessine. Des courbes, des volutes, des
yeux, ou encore des poissons ou des fleurs. Le monde entier dans la main. Effacé
à l'infini. Toujours recommencé. Naissant à nouveau. Avec ses volutes de craie
qui dégage son odeur chaux, neutre calcite. Elle s'est envolée jusqu'au fond de
la poitrine.
Page rouge de fantaisies inassouvies. Dérangée
par les pieds qui piétinent. Elle est cet espace de liberté. Par-dessous la vie
quotidienne. Qui oublie la mémoire des banalités.
4. Proposition 4.
100 mots avec Artaud, description d'un état physique, pas de je.
Cordes
vocales tendues, sifflement strident, expire haleine. Souffle rugueux, fracas
de râles, tempête poitrine. Sable dans les yeux, papier de verre, érafle
rétine. Sable dans les dents, grincements sonores, étouffe alvéoles. S'asseoir
seulement. Respirer un peu. Oh, la ruelle du marchand de sable ! Mais voilà encore
ses soupes d'histoires. Délétères, amères et infestines. En son eau lourde, tornade
boyaux, perlant du sablier du temps. Goutte à goutte. Spasmes, contractures et déchirures.
Alors sont venues mot à mot, des questions en suspens, réclamant des réponses qui
n'existent nulle part. Angoisses trépanantes, frissonnantes, efflorescentes,
vénéneux nénuphars à la surface du jour.
3. Proposition 3.
Objets avec F Ponge
14 fois vers le même objet
Coquillage.
1
Mollusque marin dont le corps est enveloppé d'un squelette externe, le coquillage est à l'inverse de l'homme qui possède son squelette à l'intérieur de lui-même. Le coquillage est entendu aussi comme la coquille vidée de son mollusque. Gastéropodes pour les uns, bivalves pour les autres, certains coquillages sécrètent leurs propres coquilles. De coquillage en coquille, l'homme en perçoit d'abord la coque externe. Elle peut prendre une allure artistique que nul n'ignore, spécialement les dentelées si prisées que l'on appelle murex. D'autres dites céphalopodes le sécrètent parfois en os ou en plume, ainsi les seiches ou les calamars. Bien d'autres choses encore en sont écrites mais en une telle diversité que je ne saurais nullement la détailler.
2
Le coquillage vit contre la paroi rocheuse ou enfoui dans le sable. Sa double résidence ne le fait pourtant pas échapper aux menaces de l'existence car le pêcheur à pied le guette à tout instant. Ce dernier ne se déplace que lors des grandes marées. Armé de son couteau, de son seau et de sa réglette, il mesure les spécimens qu'il prélève aux bords de mer.
3
L'homme entretient ainsi un rapport certain aux coquillages. Il se plaît à y retrouver les saveurs de la mer. Ail, persil ou saumure ne sont là que pour les exalter car le coquillage se déguste ainsi sur les bords de tous les océans du monde. Parfumé d'odeurs de l'enfance, c'est le parcours habituel du bivalve. Du sable où il se contracte encore vivant, à l'estomac du pêcheur, cadavre devenu, il est bouillie méritant alors véritablement son nom de mollusque. Peut-être est-ce pour cela même qu'on les nomme mollusques. Mais cela n'est écrit nulle part, mais il est sûr aussi que je n'ai pas tout lu.
4
Mais parfois échappant aux rafles maritimes, le coquillage parfois se déplace de façon insensible, forçant l'observateur à quelques minutes d'attention voire plus. Il faut alors se poser. Et attendre...
5
L'homme entretient avec le coquillage, un rapport de silence. D'ailleurs ne dit-on pas se fermer comme une huître ? C'est dire la tacite posture d'une vie souvent ignorée entre l'homme et le coquillage. De ce fond marin, l'homme garde ce creuset de mystère, exilé des mots et du sens qu'ils supportent. Etre de coquillage, féminité en germe, mollusque à coquille, quel est donc ton secret ? Penché sur lui comme sur un habitant de l'autre hémisphère, l'homme le sonde de ses pauvres questions. Car il veut en extirper la donne qui illuminerait sa vie. L'illuminé n'est-il pas en effet celui qui porte la lumière ? Mais pauvre pêcheur de coquillages, misérable promeneur des sables, aveuglé par le soleil, il ne se trouve qu'ébloui.
6
Dénudé de son corps de mollusque, réduit à sa seule coquille, coquillage en sa flottaison printemps, qui ne se souvient d'Aphrodite le surmontant ? Botticelli l'a immortalisé aux yeux du monde. Aphrodite fait corps à sa coque salée. Elle est céleste, terrestre mais aussi maritime et lacustre. Elle est " écume" du sperme d'Ouranos, le Ciel, dit la Théogonie. Et dans cette poussière d'étoiles que sont Rhodes, Cythère, Chypre et Salamine, elle reste à jamais présente dans son dire d'amour. Aphrodite ou l'autre nom du coquillage. Aphrodite ou l'autre nom de femme, en son odyssée océanique. Coquillage, désormais conjugué au féminin. Si souvent. Etre à la perle rare. Voilà l'image qu'ont laissé les mythes à son égard.
7
Coquillage, il s'est imposé à mon esprit. C'était au réveil. A ce point où s'émeut la lumière. Je ne sais pourquoi, gardant bien malgré moi, sa raison obscure. Mais une fois posé, coquillage toujours ici au masculin, dans la langue des bords de mer, il a vu venir les huîtres et les palourdes, toutes revenues, hermaphrodites devenues, le temps d'un été. Lovés dans sa rondeur blanche calcite, ils se sont endormis.
8
Repos.
Suspens.
9
Mais là où s'espéraient vacances et vide fomenteur de tous les possibles, s'est faite entendre cette phrase étrange : " Plus de liberté!" Car se sont déchaînées des vagues de mots, seulement à partir de l'évocation de ce seul nom : coquillage. Elles sont venus l'habiller de leurs congénères et de leurs prédateurs, de leur manière de faire, de parler et de cuisiner. Doux plaisirs de bouche. Elles sont venues le polir. Frottant les mots et leurs sons contre le roc des choses, elles ont mimé les vagues du large, érodant la pierre, la faisant galets puis sable de rivage. Coulures entre les doigts, fables, mots ou choses devenues.
10
J'ai voulu leur échapper en cassant l'écran de leur nacre. Traverser les frontières et croire qu'une autre langue en extirperait l'étrangeté. Je n'ai pas sondé de profondeurs occultes. J'ai seulement glissé à la surface des langues. Dans leurs mélodies inconnues, équations vibrations, lallations. J'ai fait résonner dans la courbure de mon crâne : Co-quille-age. Et voilà venu je ne sais d'où cet écho : ốc, ốc, dans sa rondeur picoreuse, toute en bouche qui s'ouvre et se referme, occlusive gonflée d'air avec son coup de glotte final qui élève le ton mélodique. Alors que résonnait le son et que m'apparaissaient ses éclats calcaire, fragments scintillants, hallucinés sous le soleil, insidieusement sont arrivées des onomatopées : lóc cóc. Elles sont venus tinter comme les gouttes d'eau d'un robinet mal réparé, réveillant la sieste de l'été : toc toc à la porte, le temps d'un souffle de mer. Tu croyais en traversant les langues trouver ta vérité. C'est la fable que tu t'étais racontée. Mais tu ne t'es trouvée bercée que dans la jouissance sonore qui a construit le monde lorsque tu y étais arrivée.
11
Derrière coquillage, mot surgi je ne sais d'où, ont retenti des sons pianotant sur l'orbe du langage. Et soudain dans la blancheur coquille, dans les nervures ciselées par le sel maritime, coquillage, voilà que tu n'as plus d'histoires à raconter. Tu es là seulement en tes éclats arc-en-ciel, acte de confiance, présence nacrée au monde.
12
C'était sous le soleil. Tu as tué hier. Tu as vécu seulement aujourd'hui, réduit à ce brouhaha qui résonne dans la rondeur de ma tempe. J'ai apposé alors ta conque sur les paupières, je l'ai glissée ensuite vers les oreilles fenêtres sur mer. Là où tu te reposes, se couche le soleil. C'était à l'occident d'un horizon éternel. Nulle mort n'y existe. Car il y résonne seulement l'éternité faite langage. Et à travers les langues devenues toutes inconnues, j'ai entendu tambouriner la pluie en ses onomatopées du monde. Babel tourbillons. Ils ont résonné dans ta rondeur nacrée.
13
Coquillage.
14
Matin du monde à nouveau.
2.Autobiographie aux noms propres
Proposition 2
Essai 2 réécriture
Nhà Thương Grall, Sài Gòn, Việt Nam, Hôpital Grall, Maternité. Phát Diệm 87, Quận 1, Sài Gòn. Mon adresse au district 1. Après 1975, dire au taxi : 87,
Trần Đình Xu, Quận 1, Sài Gòn. Numéro de la maison inchangé, les maisons n'ont pas bougé. Pas de construction ni
de démolition. Phát Diệm, nom d'un haut lieu du catholicisme vietnamien. Trần
Đình Xu, nom d'un combattant de la libération. Đoàn Thị Điểm, poétesse du XVIII, magasins de
couture sur mesure pour femmes, hommes et enfants.
Une école, nommée Cầu Kho. Comptines d'enfant entendues de la ruelle. Au bout
de la rue, un cinéma, le Khaỉ Hoàng. Diffuseur de westerns et de films indiens mélos.
Des cyclos devant. Une école nommée Colette, avec à côté sur la place,
la statue du bonze immolé avec ses flammes de bronze. L'école Marie Curie, avec
ses arbres sur la rue, tamarins, bougainvilliers blancs et rose fuschia. Vendeurs
de glace pilée et de bánh cuốn chả lụa sur la rue. Cercle Sportif Saigonnais. Piscine,
tennis, judo, ping pong, grande salle de danse. Des cyclos
devant. Taxis portes ouvertes. Chaleur moite. Cinéma Rex et ses
miroirs mis en abîme. Cầu Ông Lãnh, Phạm Ngũ Lão, des bars, des restaurants tout
le long du trottoir et puis des conversations, des cris venus d'une voiture qui
passe. Phở 79, la meilleure adresse de Phở Sài Gòn. Ils ont migré à Paris dans
le XIIIème. Avenue d'Ivry ? Petit restaurant, portant le même nom. Même soupe chaude, odorante,
parfumée, lanières de boeuf cru, aromates. Pas chère. Bon plan. Soupe plus chère à Sài Gòn proportionnellement au
niveau de vie. Adresse devenue introuvable. Propriétaires décédés ? Un jardin public, Vường Bồ Rô.
Déformation de la prononciation vietnamienne de Peugeot. Long Haĩ, Nha Trang,
Plages de vacances. Des rochers en
équilibre sur la plage. Nha Trang toujours. Yersin là pour l'éternité. La
bibliothèque est à son nom. Đà Lạt montagne, fraîcheur, pluie et sensation de
froid à 25 degrés le soir. Tout le monde sort son cache col, son bonnet de
laine et son manteau. Tombeau de Nguyễn Hửu Hảo, marches en pierres rouges
parmi les pins et sculptures dans la montagne. Chemin si long si haut et revenue
cette fatigue d'enfant dans les jambes. Hồ Thang Thở, pause photos devant le lac. Ankroet et les mọi, les montagnards et puis
les chevaux, photos encore....Cần Thơ,
Mỹ Tho. Familles. Cimetières. Entretiens des pierres tombales. Photos émaillées.
Visages souriants. Dates parcourant les guerres du XXème siècle. Repas
votifs. Mékong encore, encore, encore, l'ont-ils asséché ? Nhà
lá. Maison de feuilles. Grosses voitures luisantes devant. Familles toujours. Repas votifs encore. Invocation ciel, terre, ancêtres, âmes errantes, rats errants. Plus faim. Chợ Nổi,
marché flottant, fruits du verger, mangues, pamplemousses,
bananes, chôm chôm. Chợ Lớn, pagode :
chùa bà, et ses bâtonnets d'encens. Lire l'avenir mais seulement juste avant le
départ. Rouges sont les bateaux peints au fronton de la pagode, ils traversent une
mer de tempête aux vagues bleues et blanches, toutes en relief, du ciment
peut-être. Tremblements de la main de ma mère dans laquelle était ma main. Cônes
d'encens renversés. Poussière qui tombe. Toux safran. Les bonzes assis le long
du mur lisent le destin. Devant le marché. Juste avant le départ.
1.Ecrire sa table de travail
Essai 1
Une table en bois.
Une table en bois.
Des livres. Des factures. Du
courrier en retard.
Le souffle du chien arrivé à
l'étage.
Des fenêtres sur les toits.
Dix ans écoulés.
Une tablette réglable.
La rue d'un côté, les arbres de
l'autre.
Le fleuve, la blancheur des
mouettes.
Un objet d'un ami, jour après
jour.
Visage du matin.
Une rose juste éclose.
Boire un thé chaud.
Essai 2
Table devenue table réglable puis tablette, étagères devenues lit, livres de la semaine, chiffons pour nettoyer écran, stylos, lunettes, clés de la maison, derniers livres étalés, bribes du jour sur divan et encore divan, lit, canapé, fauteuil, dos douloureux, coussin et puis cou et puis mains et puis poignets, thé, café selon heure du jour, gymnastique du matin cette écriture , horloge, tic tac bruyant, vide absent, vide présent, fenêtres sur mondes, ciel bleu de fond d'écran, ciel nuageux aujourd'hui, habitudes plurielles, quotidiennes, et si dehors venait dedans et dedans allait dehors, encombrement, vide de la page blanche, enregistrer ou pas, nettoyer son ordi, changer position de la chaise puis de la tablette, douche de mots, déstructuration de phrases, palettes, gammes, couleurs, mots, regard du chow, pattes qui bougent, prairies lointaines, espaces, mots, sons, frais, chauds, ballades, formes, neuves, vieilles, terreau.
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