dimanche 15 juin 2014

Le vrai lecteur

"Borges a dit un jour qu'il était infiniment plus évolué de lire que d'écrire et bien qu'il ait sans doute amoindri la force de ce mot en écrivant beaucoup lui-même, je crois savoir ce qu'il a voulu dire. Jamais un écrivain ne connaît la liberté absolue du lecteur désintéressé qui n'est que lecteur. La restriction n'a ici, rien de péjoratif, au contraire. Le lecteur qui lit seulement pour lire est le seul vrai lecteur. Les écrivains lisent en rapaces, ils ne peuvent lire sans penser à écrire. Certains écrivains lisent comme des espions économiques, d'autres comme des amants jaloux,mais dans tous les cas, ce sont des lecteurs dénaturés, à mille lieux de cette figure radieuse et platonicienne,le lecteur idéal et rêvé, l'exceptionnel prolongement naturel et vivant de chaque livre, celui qui ne cessera de récrire le livre sans rien demander de plus à l'écrivain, qui lui a déjà fourni ses mots.... (1)

" On pourra croire que les choses n'ont pas tellement changé depuis cinq cents ans, dit-il, mais cette fois je dois partir, on a besoin de moi de tous les côtés. Par moments j'aimerais bien être un X. "
Parvenu à la porte, il se retourna encore une fois.
"Salue les de ma part à Florence, dit-il, et si tu veux me voir sous mon jour le plus avantageux, quand j'étais encore jeune, c'est là-bas qu'il faut aller."
Et il s'éloigna dans l'allée du jardin. Lorsqu'il crût être hors de ma vue, je l'aperçus au loin qui enfilait prestement un Windows italique et se mettait à courir comme pour entamer un marathon."(2)


1. Cees Nooteboom, Pluie rouge, Rencontre avec une capitale, Actes Sud, 2008, p 93.
2. Ibidem, p97.

samedi 7 juin 2014

Dialogue avec le Chat-Poisson : "Nous nous accrochons tous à nos pauvres trous d’eau", 3.

                                                       

C’était l’ouverture de la pêche. Le chat s’est arrêté sur les berges. Il y a des trous d’eau par ici. Noirs, profonds, pleins de remous. Certains les réservent, ils ont leurs habitudes, viennent tôt le matin. Et sur une barque, s’installent. Attendant le frétillement jouissif du bouchon qui s’enfonce dans l’eau. Joies simples. Nez au vent. Pêcheur au soleil. Se faisant chat, poisson. Et comme il avait gardé ses moustaches, le voilà devenu silure, poisson-chat. Immangeable. Hirsute d’arêtes.
                                            
Où commence le poisson-chat, est-ce dans le chat ou dans le poisson que déjà ses traits s’habillent ? Le chat méditait tout cela. Regardant son compère poisson-chat. Je le surpris dans sa réflexion. Et entamai une conversation. Large. Non inquisitrice. Qui préservait ses silences. Ménageait ses espaces. Tout autour de lui. De tout et de rien.
-Tu fais aussi l’ouverture de la pêche ? lui demandais-je.
-Parfois…
-Tu t'intéresses aux pêcheurs ou aux poissons ?
-Je m’intéresse à l’âme des choses. Les choses ont une âme. Souvent oubliée.
-Que penses-tu des poisson-chats. Ont-ils deux âmes ? Une de poisson et une de chat ?
-Nous avons sans doute, tous deux âmes. Mais tu sais, j’ai découvert à ma grande surprise, une chose étrange. Quand je parle chat, c’est un poisson qui parle de ma bouche de chat. Tu vois ce que je veux dire ?
-Non...
-Ce n'est pas grave.
          
 ( 1 )


Le temps avait passé. Je le retrouvai méditant devant son trou d'eau. Le matin humide avait coulé sur les herbes de la rive. La conversation reprit. Comme si nous ne nous étions pas quittés. Conversation ininterrompue. Bulles. A la surface de la rivière.
-Ah je vois ! C’est comme si tu parlais la langue des poissons mais par une bouche de chat ? C’est ça ?
-...
- Ou plus précisément : comme si tu parlais poisson mais dans la langue des chats et dans une position de vie de chat. C’est ça ?
                                                                                                           (2)

Le chat se nettoyait les poils. Se lissait la moustache. Il semblait absorbé. Puisant l'eau de la rivière de sa patte en cuillère. Se lavait. Brume. Dans le tréfonds de l'âme. Il rajouta après un temps de réflexion :
-J'observe souvent le poisson-chat, par ici. J’ai le sentiment d'avoir parfois oublié la langue des poissons.
Je l'écoutais. 
-Tu dois avoir un fond de base, acquis dans une vie antérieure où tu as été poisson.
-Peu importe. Ce ne sont que des détails. L’important... ah, tiens, je ne sais plus ce qui est important. 

Il s'éloigna de la berge. Observa le fond de l'eau. Je l'observais aussi et le trouvai étrange. Dans cette réflexion qui l'interrogeait sur les apparences. Je lui demandai alors :

-Cela doit être une expérience...comment dire...
Il m'arrêta comme poursuivant sa pensée:
-Parfois, j’ai un regard de poisson, des perceptions de poisson, une diatribe de poisson. Je deviens bavard, bavard. Je fais des bulles partout. Cela m’insupporte moi-même. Tous ces tics de poisson. Alors je les évacue ! Je les écris. Et Puis Hop !  Archivés ! Dans la poubelle.
-Ah, on peut archiver dans une poubelle ? Intéressant...
-...
-Mais ta vie de chat, que devient-elle ? 
- Il faut pour cela ne pas trop s’installer dans un état, tu vois. Se prendre vraiment pour un chat ou pour un poisson par exemple. 
-Ce ne sont que des noms finalement ?
-Oui des noms qui te désignent, qui t’habillent. Leur parcours se passe en un éclair. Puis tout disparaît.
-C’est étrange, ce n’est pas triste quand tu me parles comme cela, de la vie, de la mort et de ses cycles.
-On me dit que je raconte des histoires.
-Oui, comme des histoires qu’on se raconte avant de s’endormir.
-Mais à cette différence près. Toutes ces histoires rendent les choses plus légères. La matière se métamorphose. Avec le cycle du carbone. Elle prend des noms différents. Et puis voilà. Un peu d’eau. Et  tout continue…
-Tu ne te consoles pas en disant tout cela ?
-Peu importe. La vérité, c’est la promenade des molécules. Et elles nous emportent avec elles.
-Pourquoi as-tu besoin de parler des molécules ? C’est pour faire plus scientifique ? Mais tu sais bien, cela n’a rien à voir avec la chimie. Homme, chat, poisson, oiseau...  Autour d'un trou d'eau.

De ce côté de la terre.


                                                                                                   (3)   

 Ou de l'autre...


                                                                                                    (4)


La lumière était revenue. J’ai pensé à cette nouvelle de Maupassant, d’une bataille autour d’un trou d’eau. Poissonneux. Trop poissonneux. Et cela avait fini au tribunal pour mort d’homme. On l’avait noyé. Pour un trou. Et cette pauvre phrase qui expliquait. « Je l'aurai repêché m'sieur le président…Voilà les faits tels que je les jure. Je suis innocent, sur l'honneur." Les témoins ayant déposé dans le même sens, le prévenu fut acquitté. ( 5)  
Le chat me devina et me dit :
-Je suis chat comme tu es questionneuse. Nous nous accrochons tous à nos pauvres trous d’eau.





(1) Hiroshige, Banc de poissons
(2) Hiroshige, Chat
(3)Hiroshige, Ramassage de coquillage à Suzaki. Série " 36 vues de la capitale de l'est"
(4) Monet, Bain à la grenouillère.
(5). Maupasant, Le trou, 9 novembre 1886.



mercredi 4 juin 2014

"Accepter de ne point finir"

" Ce qu'il importe de sauver, dans le procès de symbolisation, c'est ce qui maintient l'altérité, la distance, ce qui est présence de l'absence. Telle est bien, nous l'avons vu, la fonction d'un certain silence entendu que Joyce tente, maladroitement, de transcrire par les points de suspension du dialogue entre le jeune homme et la jeune fille, que l'on retrouverait dans les articulations, les césures de la villanelle. Mais cette présence de l'absence, cette possibilité pour un texte de résonner, non seulement grâce à ce qu'il ne dit pas, mais en faisant place à des silences qui sont appels, le poète doit pouvoir la reconnaître dans les propres intermittences de son écriture. Et qu'il doit tenter de les accepter, accepter de ne point finir, de ne point créer une oeuvre achevée mais une oeuvre toujours suspendue." (1)









1. Ce n'est pas un hasard si, chez Joyce, les premières tentatives d'écriture ont allure de fragments. C'est sous cette double forme, poèmes ou épiphanies, que ses écrits ont commencé à circuler à Dublin.

James Joyce, Oeuvres, Introduction générale, LIX, J Aubert.

dimanche 1 juin 2014

"Lire, une invitation à récrire"

"L'oeuvre de littérature n'exprime pas la vérité d'un lieu et d'un moment, mais doit ménager une place pour ses lecteurs, doit organiser pour eux en son sein un certain jeu, un jeu de vérité irréductible à un message ; c'est moins un écrit qu'une invitation à récrire, dans les marges et les blancs du récit proposé, d'autres textes, leur texte."

Introduction générale, James Joyce, Oeuvres,  Bibliothèque de la Pléiade, LXXIX, J Aubert.