samedi 7 juin 2014

Dialogue avec le Chat-Poisson : "Nous nous accrochons tous à nos pauvres trous d’eau", 3.

                                                       

C’était l’ouverture de la pêche. Le chat s’est arrêté sur les berges. Il y a des trous d’eau par ici. Noirs, profonds, pleins de remous. Certains les réservent, ils ont leurs habitudes, viennent tôt le matin. Et sur une barque, s’installent. Attendant le frétillement jouissif du bouchon qui s’enfonce dans l’eau. Joies simples. Nez au vent. Pêcheur au soleil. Se faisant chat, poisson. Et comme il avait gardé ses moustaches, le voilà devenu silure, poisson-chat. Immangeable. Hirsute d’arêtes.
                                            
Où commence le poisson-chat, est-ce dans le chat ou dans le poisson que déjà ses traits s’habillent ? Le chat méditait tout cela. Regardant son compère poisson-chat. Je le surpris dans sa réflexion. Et entamai une conversation. Large. Non inquisitrice. Qui préservait ses silences. Ménageait ses espaces. Tout autour de lui. De tout et de rien.
-Tu fais aussi l’ouverture de la pêche ? lui demandais-je.
-Parfois…
-Tu t'intéresses aux pêcheurs ou aux poissons ?
-Je m’intéresse à l’âme des choses. Les choses ont une âme. Souvent oubliée.
-Que penses-tu des poisson-chats. Ont-ils deux âmes ? Une de poisson et une de chat ?
-Nous avons sans doute, tous deux âmes. Mais tu sais, j’ai découvert à ma grande surprise, une chose étrange. Quand je parle chat, c’est un poisson qui parle de ma bouche de chat. Tu vois ce que je veux dire ?
-Non...
-Ce n'est pas grave.
          
 ( 1 )


Le temps avait passé. Je le retrouvai méditant devant son trou d'eau. Le matin humide avait coulé sur les herbes de la rive. La conversation reprit. Comme si nous ne nous étions pas quittés. Conversation ininterrompue. Bulles. A la surface de la rivière.
-Ah je vois ! C’est comme si tu parlais la langue des poissons mais par une bouche de chat ? C’est ça ?
-...
- Ou plus précisément : comme si tu parlais poisson mais dans la langue des chats et dans une position de vie de chat. C’est ça ?
                                                                                                           (2)

Le chat se nettoyait les poils. Se lissait la moustache. Il semblait absorbé. Puisant l'eau de la rivière de sa patte en cuillère. Se lavait. Brume. Dans le tréfonds de l'âme. Il rajouta après un temps de réflexion :
-J'observe souvent le poisson-chat, par ici. J’ai le sentiment d'avoir parfois oublié la langue des poissons.
Je l'écoutais. 
-Tu dois avoir un fond de base, acquis dans une vie antérieure où tu as été poisson.
-Peu importe. Ce ne sont que des détails. L’important... ah, tiens, je ne sais plus ce qui est important. 

Il s'éloigna de la berge. Observa le fond de l'eau. Je l'observais aussi et le trouvai étrange. Dans cette réflexion qui l'interrogeait sur les apparences. Je lui demandai alors :

-Cela doit être une expérience...comment dire...
Il m'arrêta comme poursuivant sa pensée:
-Parfois, j’ai un regard de poisson, des perceptions de poisson, une diatribe de poisson. Je deviens bavard, bavard. Je fais des bulles partout. Cela m’insupporte moi-même. Tous ces tics de poisson. Alors je les évacue ! Je les écris. Et Puis Hop !  Archivés ! Dans la poubelle.
-Ah, on peut archiver dans une poubelle ? Intéressant...
-...
-Mais ta vie de chat, que devient-elle ? 
- Il faut pour cela ne pas trop s’installer dans un état, tu vois. Se prendre vraiment pour un chat ou pour un poisson par exemple. 
-Ce ne sont que des noms finalement ?
-Oui des noms qui te désignent, qui t’habillent. Leur parcours se passe en un éclair. Puis tout disparaît.
-C’est étrange, ce n’est pas triste quand tu me parles comme cela, de la vie, de la mort et de ses cycles.
-On me dit que je raconte des histoires.
-Oui, comme des histoires qu’on se raconte avant de s’endormir.
-Mais à cette différence près. Toutes ces histoires rendent les choses plus légères. La matière se métamorphose. Avec le cycle du carbone. Elle prend des noms différents. Et puis voilà. Un peu d’eau. Et  tout continue…
-Tu ne te consoles pas en disant tout cela ?
-Peu importe. La vérité, c’est la promenade des molécules. Et elles nous emportent avec elles.
-Pourquoi as-tu besoin de parler des molécules ? C’est pour faire plus scientifique ? Mais tu sais bien, cela n’a rien à voir avec la chimie. Homme, chat, poisson, oiseau...  Autour d'un trou d'eau.

De ce côté de la terre.


                                                                                                   (3)   

 Ou de l'autre...


                                                                                                    (4)


La lumière était revenue. J’ai pensé à cette nouvelle de Maupassant, d’une bataille autour d’un trou d’eau. Poissonneux. Trop poissonneux. Et cela avait fini au tribunal pour mort d’homme. On l’avait noyé. Pour un trou. Et cette pauvre phrase qui expliquait. « Je l'aurai repêché m'sieur le président…Voilà les faits tels que je les jure. Je suis innocent, sur l'honneur." Les témoins ayant déposé dans le même sens, le prévenu fut acquitté. ( 5)  
Le chat me devina et me dit :
-Je suis chat comme tu es questionneuse. Nous nous accrochons tous à nos pauvres trous d’eau.





(1) Hiroshige, Banc de poissons
(2) Hiroshige, Chat
(3)Hiroshige, Ramassage de coquillage à Suzaki. Série " 36 vues de la capitale de l'est"
(4) Monet, Bain à la grenouillère.
(5). Maupasant, Le trou, 9 novembre 1886.



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